La balle et l'obus

La balle et l'obus

Pendant des années j'ai eu la poitrine ouverte qui saignait. J'ai voulu la recoudre du joli fil de l'apparence et du mensonge social. J'ai voulu l'ignorer mais je sentais toujours le poids de la balle dans mon cœur et dans mon corps, le poids la balle qui pèse sur les autres organes de l'existence. Cette balle qui ne fait mal seulement que parce que les autres appuient dessus.

Je me souviens enfant, entendre mes proches et mes parents qui, sans se rendre compte vraiment des impactes, fusillaient pour ce qu'ils sont, les gens comme moi. Ce n'était pas réfléchi ni revendiqué et ça passait la plupart du temps par des blagues, des histoires, des rumeurs. Et chaque fois, ils appuyaient un peu plus sur la blessure ouverte. J'avais mal à cette balle tirée en plein cœur, celle qui était là sans que je puisse comprendre, celle qui me brûlait de l'intérieur, j'avais mal à cette balle brûlante et étouffante. Je me croyais seul et pourtant nous étions nombreux.

C'est étrange comme avec les années nous avons appris à nous reconnaître et nous assumer, avec plus ou moins de difficultés, à différents degrés, pour au final nous rendre compte combien nous étions nombreux et plus ou moins heureux. Dans ce village ouvrier perdu dans le Jura profond, nous étions plusieurs enfants de ces ouvriers fabricants de jouets à porter cette balle et saigner en silence. Nous sentions le poids de nos solitudes mais n'avions aucune idée que certains de nos amis quelques fois très proches aussi, sentaient cette même solitude. C'est comme si une chape de plomb nous recouvrait et nous empêchait de communiquer vraiment. Nous avions l'impression de ne pas avoir le droit d'être ce que nous sommes, c'était et c'est toujours ce que la société, notre entourage, nos proches, nous disaient insidieusement voire même directement. Nous avons été plusieurs à penser à appuyer sur le bouton qui fait exploser la balle, celui qui fait que tout s'arrête. Certains l'ont sûrement fait mais ils ne sont plus là pour nous le dire, d'autres l'ont raté car la vie de ses doigts dorés les avait empêchés de faire ce qui ne pourrait jamais plus se défaire.

Comme je l'avais expliqué dans un autre texte (« L'enfant queer » qui répondait à l'autre article de Béatriz Préciado dans libération « Qui défend l'enfant queer ? »), j'ai été à deux doigts d'appuyer sur la gâchette même si je n'avais pas de revolver, j'ai été prêt plusieurs fois à passer le pas, mais la fureur de vivre a pris le dessus à chaque fois. Dans mon parcours, la balle que j'avais en moi a plusieurs fois brûlée au point de me briser, mais à chaque fois je me suis relevé. Elle m'a fait mal cette balle et je n'ai pas compté combien de fois.

Même si j'expérimentais en secret des rencontres sexuelles dans l'ombre des parcs, là où je n'étais qu'une ombre parmi les autres, la nuit je sombrais dans la pénombre et n'étais pas prêt à l'accepter cette homosexualité. Puis un jour il a fallu un regard pour que tout bascule. Je ne pouvais plus mentir, je ne pouvais plus me mentir. Et j'ai compris au fil du temps que ce n'étais pas cette balle qui me faisait souffrir mais bien ce que les gens en disent.

Depuis plus d'un an maintenant on assiste à des défilés de gens bien-pensants incapables de se mettre à la place de l'autre, un défilé d'handicapés du cœur et de l'âme qui prônent des valeurs aussi vieilles et laides que leurs propres cœurs secs et rabougris. Ils blessent et jouissent de la souffrance qu'ils provoquent, sans même se soucier du futurs de leurs propres enfants qu'ils sont bien contents de mettre en avant dans les manifestations, s'en servant de paravent, parlant à leur place, essayant de faire entrer en eux l'obus de leur haine. Car si l'homosexualité et la transsexualité sont des snipers qui visent les cœurs au hasard, l'homophobie, la lesbophobie, la biphobie, la transphobie sont une armada de soldats bien élevés qui ne visent pas au hasard et qui tirent des obus de leurs bazookas idéo(non)logiques dans le but de nous faire exploser.

Et parce que je ne peux pas dire mieux que Béatriz PRECIADO : « je voudrais dire à ces enfants :la vie est merveilleuse, nous vous attendons, ici, nous sommes nombreux, nous sommes tous tombés sous la rafale, nous sommes les amants aux poitrines ouvertes. Vous n’êtes pas seuls. »

A ces mots j'ajouterais : choisissons la vie belle et éclatante de paillettes et du haut des talons de nos différences nous pouvons les dédaigner et les faire exploser en vol, ces obus bien ciblés.