Un vendredi soir sur le parking d'un magasin BUT au milieu de nulle part. C'est dans cet endroit endormi que nous avions rendez-vous, encore une fois nombreux à avoir répondu présent à l'appel lancé par FraiseVinyl quelques semaines plus tôt. Nous étions là, dans le froid, pour la mort annoncée du prince.
Au signal, nous avons été invités à suivre deux jeunes hommes, le long d'une route triste comme peuvent l'être les zones commerciales la nuit, endormies après avoir été consommées toute la journée. Nous sommes alors arrivés à une grille qui s'ouvrait sur un parc qui menait à un bâtiment abandonné, délabré.
Après avoir traversé une forêt de piliers nus, parsemée de femmes aux têtes de lapin noirs, nous fûmes guidés vers la salle du repas. Pour y pénétrer, il fallait s'agenouiller pour passer entre les jambes d'un lapin à la tête blanche, vêtu d'un long manteau sombre. Nous étions invités à passer de l'autre côté, là où nous attendait un festin onirique, dans une grande salle au sol marbré que personne n'avait foulé avec autant d'impatience depuis bien longtemps.
Une table immense, dressée pour 80 convives, trônait au milieu de la pièce et sur cette table trônaient en son centre, deux jeunes femmes assises à moitié nues, la tête cachée par une fin tissu. Les jeunes femmes sans visage avaient des ficelles attachées à leurs mains et leurs pieds qui leur permettaient de commander un ingénieux système de théières suspendues au dessus de la table. Les mouvements aérés de ces jeunes femmes actionnaient le système de suspension pour servir le thé aux invités. Femmes anonymes, marionnettes tirant les ficelles du repas à la bougie qui s'annonçait. Les assiettes arrivaient discrètement avec le premier clin d'œil au prince sous forme de cuisses de grenouilles sur un lit de salade verte. Pendant que nous mangions, deux lapins géants, dont celui qui nous avait laissé passer, patrouillaient dans nos dos, surveillant que nous finissions bien nos assiettes. Pour ceux qui ne se laissaient pas prendre au jeu, les lapins sévissaient, punissant les éléments récalcitrants en les mettant au coin. Il y avait quelque chose de beau et d'inquiétant dans ce banquet, comme la musique qui l'accompagnait, mélange de clavecin et de sons préoccupants. Le diner continua par un plat chaud. Assiettes de pâtes accompagnées d'un boite rouge et pailletée en forme de cœur, et en son cœur, un cœur de canard. Nous nous retrouvâmes à manger nos cœurs avec plus ou moins d'ardeur selon l'appétit et la fureur de chacun à mettre en pièce un cœur, avec plus ou moins de bonheur et d'honneur ou d'horreur, puis les ingérer ou les rejeter écœurés. Pour ma part, j'en mangeai deux, le mien et celui de mon voisin. Là encore, les lapins géants patrouillaient dans nos dos, surveillant allégrement que nous finissions bien nos assiettes, sans laisser un morceaux de cœur délibérément abandonné.
Nous fûmes alors invités à quitter la table et suivre le chemin indiqué par des bougies, monter des escaliers et découvrir un premier corps inerte, projetant ses dernières envies de latex en lettre de lumière. Il y avait quelque chose de beau et d'inquiétant, la tension montait d'un cran. Entrée dans une nouvelle salle. Musique électronique, vierges noires sur tapis verts et petits poussins, château gonflé d'un prince absent et concert live de Mademoizel. Les poussins étaient distribués aux participants qui ne savaient que faire de cette fragilité vivante, et la musique progressait. Tout à coup, les vierges se mirent à pleurer des larmes fluorescentes. De leurs longs cils noirs coulait le liquide, glissait sur leurs corps tristes et rigides. Deux jeunes femmes surveillaient la scène juchées sur des balançoires, un arrosoir à leur côté. Nous nous attendions à ce qu'elles nous servent une boisson sucrée mais c'était des paillettes rouges qu'elles versèrent par millier.
Nous fûmes à nouveaux invités à prendre un autre chemin aux murs tagués, au travers de couloirs sales, pleins de sièges poussiéreux et abandonnés depuis des années. De-ci de-là, des corps étaient étendus, des femmes mortes d'envie de sucre, de caresse ou de sexe et nous avancions sans savoir ce qui nous attendait, confiants et intrigués, inquiétés.
Nous arrivâmes dans un petit auditorium et la première chose que nous pûmes voir était une reine fantomatique suspendue et immobile. Nous prîmes place dans les sièges qui nous attendaient et fîmes face à la dernière scène du tableau. Sur une estrade au sol illuminé de guirlandes, une femme énigmatique était assise sur une table, jambes écartées et visage caché. Dans un coin un violoncelliste faisait grincer son instrument et des pommes d'amour pendaient au bout de fils, tout autour de la femme sans visage, plantées dans le sol tout autour. Elle saignait du caramel rouge. Une dernière fois nous fûmes invités à manger, toutes ces pommes d'amour qui se languissaient d'une bouche chaude et vorace de sucre. Les invités mangèrent, un sourire aux lèvres comme celui d'un enfant devant une sucrerie longtemps espérée. Et c'est les dents collées de caramel que la soirée put ainsi se terminer.
Le prince était mort et nous l'avions mangé. De ses cuisses, son cœur et sa pomme d'amour et de péchés, il ne restait plus rien. Nous l'avions dévoré, il ne nous restait plus qu'à le digérer.
Merci FraiseVinyl pour cette dernière performance, cette errance des sens, ce banquet anthropophage, ce doux voyage, ce goût sucré, cette mort partagée d'un amour amer.